Victor Castanet est un journaliste indépendant peu connu du public avant la sortie de son livre-choc « Les Fossoyeurs » en janvier 2022. Dans cet ouvrage, il présente les résultats de trois ans d’enquête au sein du groupe Orpea, acteur mondial des Ehpad privés. L’auteur a alors dénoncé de nombreuses anomalies entraînant la maltraitance des résidents. Ces révélations ont rapidement fait réagir le public, les autorités et les acteurs du secteur. Elles ont également ravivé les débats relatifs au grand âge.
Parcours et reportages notables
Victor Castanet a passé ses premières années au JT de Canal + et sur la chaîne d’info en continu i-Télé. Il a ensuite décidé de devenir journaliste indépendant pour pouvoir consacrer plus de temps aux dossiers traités. En effet, l’investigation permet de mieux comprendre la complexité des sujets et des individus concernés par les reportages. Cette approche donne aussi un aperçu de l’intimité, des motivations et des ressentis des femmes ainsi que des hommes présentés.
Grâce à cette indépendance, le journaliste a pu s’affranchir de l’aspect contraignant de l’actualité et s’intéresser à des sujets peu médiatisés. Il a notamment réalisé sa première enquête en immersion en Algérie en décembre 2014, après la contestation de la réélection du président Bouteflika. Par la suite, il s’est concentré sur différentes histoires comme :
- La résistance à travers la mode des créateurs en Iran, pour Grazia ;
- Le développement de la mafia nigériane sur le territoire italien, pour Néon ;
- L’exode rural des nomades des steppes de Mongolie, pour Paris Match ;
- La situation des jeunes Tunisiens après la chute de Ben Ali, pour Spicee ;
- Les retombées du changement climatique à Saint-Louis (Sénégal), pour WE DEMAIN.
Au début de sa carrière d’indépendant, Castanet avait une certaine prédilection pour les enquêtes à l’étranger et surtout dans les pays musulmans. Il s’est ensuite tourné vers des sujets et des terrains français. Au cours de cette période, le journaliste a réalisé entre autres des reportages sur les minorités sexuelles et l’homosexualité en Ehpad pour le Monde Magazine. À partir de février 2019, il a commencé son enquête au sein du groupe Orpea. Ce travail a mené à son livre à succès « Les Fossoyeurs ».
Les Fossoyeurs
Durant trois ans, Victor Castanet a consacré son temps à l’enquête sur le groupe Orpea, spécialisé dans les Ehpad et les cliniques. L’entreprise opère dans une vingtaine de pays et gère des milliers d’établissements dédiés aux personnes âgées. Au cours de l’investigation, le journaliste a contacté plus de 250 témoins et réuni de nombreux documents compromettants. Il a alors mis en lumière un système profitant des failles du secteur de la santé et menant inévitablement à la maltraitance des résidents.
Sorti le 26 janvier 2022, « Les Fossoyeurs » a été sous-titré « Révélations sur le système qui maltraite nos aînés ». Le livre-enquête permet effectivement de relater les maltraitances dues à la gestion privée des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). D’une part, les dirigeants ont tendance à prioriser les profits dans le cadre d’une activité considérée comme lucrative avant tout. Cette approche impacte nécessairement sur les conditions de vie des seniors.
D’autre part, les comportements négligents sont souvent favorisés par des méthodes managériales discutables. Les dispositifs de contrôle public démontrent également leurs limites face à un vaste réseau d’Ehpad, de maisons de retraite et de cliniques. De plus, les dirigeants sont étrangement proches de certains hauts fonctionnaires. Le groupe emploie même de nombreux anciens des ARS (agences régionales de la santé).
Cela dit, les pratiques financières ne relèvent pas forcément des compétences des inspecteurs réalisant des contrôles sur place. Les organismes compétents sont, en revanche, déconnectés du terrain et semblent compter sur le respect de l’éthique dans le milieu. Or, les rétrocommissions et les marges arrière étaient pratiques courantes au sein du groupe privé.
Conséquences de l’enquête sur les Ehpad
Le 24 janvier 2022, Orpea a contesté toutes les accusations et dénonce une enquête à charge dans un communiqué de presse. Le groupe a même menacé d’engager des procédures judiciaires. Toutefois, le livre a eu un impact significatif sur l’opinion publique et les actions de l’entreprise. D’autres médias ont par ailleurs apporté des faits supplémentaires encore plus accablants pour les dirigeants du groupe.
Impacts immédiats
Dès l’annonce de la sortie de l’ouvrage, l’action d’Orpea a chuté de 52 % entre le 24 et le 27 janvier 2022. Les investisseurs ont en effet perdu toute confiance en cette entreprise prônant jusqu’alors l’Ouverture, le Respect, la Présence, l’Écoute et l’Accueil (ORPEA). Le 30 janvier, l’avocate Sarah Saldmann a mené une action collective des familles des pensionnaires à l’encontre du groupe. Ce dernier communique, le même jour, le limogeage du directeur général, Yves le Masne, proche de son fondateur, Jean-Claude Marian.
Le créateur de l’entreprise est souvent présenté comme une personne obsédée par les profits et influente sur son entourage. L’ex-directeur général est alors assimilé à cette image. De plus, Le Canard enchaîné a révélé la revente de ses actions quelques semaines après avoir découvert la publication imminente du livre. Une telle pratique s’apparente à un délit d’initié et peut entraîner des sanctions lourdes. Le groupe a également poursuivi en justice l’ancien directeur général au cours de l’année.
Réaction des autorités
Avant la publication du livre, la presse a donné un aperçu du contenu. Ainsi, Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l’autonomie, a demandé des explications dès le 26 janvier 2022. Elle a aussi annoncé l’ouverture d’une enquête administrative et une éventuelle saisine de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales). La ministre a, entretemps, convoqué le directeur général du groupe pour la France, Jean-Christophe Romersi.
Le 1er février, Brigitte Bourguignon a indiqué l’ouverture d’enquêtes administratives par l’IGAS et l’IGF (Inspection générale des finances). Cette procédure impliquait la consultation de divers membres des familles, acteurs du secteur, partenaires sociaux et élus départementaux. Contrairement au journaliste d’investigation, les autorités ont la possibilité d’exiger tous les documents et archives de l’entreprise. La démarche est alors censée prendre moins de temps aux inspecteurs.
Premiers résultats des enquêtes officielles
Le 26 mars, une inspection administrative révèle des « dysfonctionnements graves » au niveau du groupe Orpea. Elle confirme donc en partie les accusations du livre de Victor Castanet. L’État a ensuite porté plainte contre l’entreprise conformément à l’article 40 du code de procédure pénale. Selon ce texte, toute autorité doit signaler les faits délictueux constatés par ses agents. L’État réclame aussi le remboursement des trop-perçus des donations publiques. Dans leur pré-rapport, l’IGF et l’IGAS ont comptabilisé dans les comptes de l’entreprise, entre 2017 et 2020 :
- 20 millions d’euros d’excédent sur les financements publics pour rémunérer des postes de soignants ;
- 50,6 millions d’euros pris sur des fonds publics au lieu de financements privés destinés aux personnels non soignants jouant le rôle de soignants ;
- 18 millions d’euros de marges arrière effectuées sur des achats financés avec des crédits publics.
Le 5 avril, l’exécutif a publié une grande partie du rapport d’enquête administrative. Les dysfonctionnements du groupe Orpea entraînent ainsi une dégradation notable du bien-être des seniors en France, selon le papier commandé par l’État. Cela dit, l’IGF et l’IGAS n’a pas publié intégralement le rapport d’enquête remis aux membres du gouvernement, selon Brigitte Bourguignon.
Des pratiques de grande ampleur
Suite à l’extension des enquêtes journalistiques en Suisse, il s’est révélé que la centrale d’achats d’Orpea aidait à augmenter les profits des dirigeants. Ils touchaient les fonds détournés sous forme de compléments de salaires au détriment des seniors de leurs établissements à travers l’Europe. En effet, la centrale suisse est chargée des achats au niveau de fournisseurs de produits alimentaires en France et en Europe.
D’après un ancien directeur d’Orpea, les trois cadres percevaient l’équivalent de 211 000 journées de repas par an. Il s’agit du budget nourriture d’un Ehpad de 80 résidents sur environ sept ans. Le système comporte également des commissions, marges arrière et autres prestations de service forcées. Ces pratiques concernent aussi les fournisseurs de produits médicaux et paramédicaux, selon les témoins.
Implications personnelles du journaliste
Dès le début de son enquête, Victor Castanet a fait l’objet de nombreuses formes de pressions et de menaces provenant du groupe. Un intermédiaire a même proposé un montant de 15 millions d’euros au journaliste pour mettre fin à l’enquête. L’auteur devait aussi annuler la publication du livre. Il a néanmoins refusé cette offre. Le journaliste a donné les détails sur ces tentatives d’intimidations lors de la publication de la version augmentée en 2023. Il s’agit d’une manière de boucler cette histoire avant de passer à d’autres sujets qui lui tiennent à cœur.
Cette nouvelle édition comporte dix chapitres inédits incluant les retombées du livre et l’évolution de la situation. Elle permet notamment d’apprendre l’intervention de sociétés d’intelligence économique, pour essayer d’identifier et éventuellement d’intimider les sources du journaliste. D’ailleurs, l’impact de l’ouvrage vient en grande partie de la participation de témoins non anonymes. Les différentes sources sont donc vérifiables. Ainsi, l’auteur a contribué à l’avancement des enquêtes officielles.
Eu égard à l’importance de son travail et à l’impact de son ouvrage, Victor Castanet a gagné le Prix Albert-Londres en 2022. Cette distinction peut être assimilée au Prix Pulitzer dans le milieu des journalistes francophones. Grâce à cette visibilité, l’auteur a réussi à attirer l’attention sur le parrainage de l’Ogra (Observatoire du grand âge). Cet organisme vise à alerter l’opinion sur la précarité de la situation des seniors, à défendre leurs libertés et à accompagner leurs familles.
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