1. Bonjour Mme Jeanine Mabunda, et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. C’est un réel plaisir de vous avoir.
Jeanine Mabunda : Tout le plaisir est pour moi.
2. Vous êtes une femme très occupée, nous allons donc rentrer directement dans le vif du sujet pour vous demander de nous parler un peu de votre enfance.
Jeanine Mabunda : Comme vous le savez certainement, je suis née à Kinshasa, où j’ai passé mon enfance jusqu’à l’âge de 5 ans. Je suis issue d’une famille de 5 enfants, 3 filles et 2 garçons. A l’âge de 5 ans donc, ma famille s’installe à Leuven, une ville flamande de Belgique, suite à la mutation de mon père. J’y apprends évidemment le flamand pour pouvoir communiquer avec mes voisins et camarades de classe à l’école primaire du lycée Virgo Sapiens, la seule école catholique francophone dans la ville.
3. Très tôt, vous avez dû apprendre à être autonome…
Jeanine Mabunda : Effectivement, j’ai dû apprendre à devenir autonome dès l’âge de 14 ans. Mes parents sont rentrés au pays, et je me suis retrouvée seule en Belgique sous la supervision d’une cousine plus âgée (20 ans). Mais ça ne me faisait pas peur. Ce fut une expérience enrichissante.
4. Justement, parlez-nous de vos parents ? Qui étaient-ils et quelle influence ont-ils eu sur vous et sur votre parcours ?
Jeannine Mabunda Lioko : Ma mère était enseignante. Elle a fait partie du premier groupe d’enseignants du Zaïre. Elle s’est ensuite reconvertie dans le commerce, pour subvenir aux besoins de la famille, particulièrement pendant la période de chômage de mon père. C’est grâce à son activité que j’ai acquis un sens élevé de l’autonomie. Ma mère a été pour moi un bel exemple de résilience. C’est une sorte de débrouillardise à laquelle les femmes congolaises sont confrontées relativement tôt et qui leur permet de venir en aide à leur famille et à leur communauté.
Mon père était responsable dans les plantations de la Société CCP-AGRICOM (filiale de la société générale) Lisala Tshuapa. Nous y allions régulièrement en vacances avec toute la famille. Cette plantation était dans la province de l’Équateur, d’où je suis originaire d’ailleurs. J’aimerais dire un mot sur cette province chère à mon cœur. Il faut savoir que cette belle partie de la République Démocratique du Congo est l’un des poumons de la planète, grâce à sa magnifique forêt tropicale préservée et le Fleuve Congo, l’un des plus longs du monde après l’Amazone. La région est aussi le sanctuaire des singes bonobos, et la première province politique historiquement connue de la RDC, car c’est aussi la province du feu président Mobutu.
5. Vous avez effectué plusieurs passages dans la province de Tshuapa. Vous en parlez souvent comme une expérience enrichissante. Expliquez-nous.
Jeanine Mabunda : En effet, oui. Le passage de mon père dans la Province de Tshuapa comme Directeur de plantation nous a permis de prendre très tôt goût à la vie en milieu rural, au travail de terrain et au contact avec les autres. Pour l’anecdote, c’est entourés des forêts denses et des rivières tumultueuses de la Tshuapa que nous avons appris à nager avec mes frères et sœurs durant les vacances d’été. Sous l’impulsion de mon père, en étant dans ce cadre, nous avons appris à garder les pieds sur terre, et à ne pas perdre nos origines de vue.
6. Revenons un peu à vos années belges, nous nous sommes arrêtés à l’époque où vous aviez 14 ans…
Madame Jeanine Mabunda : Oui, c’est à cet âge précoce que j’ai dû apprendre à devenir autonome. A cette époque, j’étais passionné d’histoire antique, j’ai donc fait mes études secondaires gréco-latines au lycée Mater Dei. Mes cours favoris étaient, en plus de l’athlétisme dans lequel j’excellais, la mythologie grecque, l’histoire et le latin. Mais j’avais un peu de mal avec les cours de math. C’est durant mes études secondaires que j’ai fait la rencontre de 3 amies chères. Cette anecdote va vous faire sourire mais elles s’appelaient toutes les trois “Françoise”, et c’est avec elles que j’ai fait tout mon parcours scolaire du secondaire à l’université. L’une d’entre elles était italienne, Françoise Carneroli, les deux autres étaient belges, Françoise Macq et Françoise Montfort.
7. C’est aussi en Belgique que vous avez rencontré votre époux…
Jeannine Mabunda Lioko Mudiayi : Oui, effectivement. Je suis allé à Saint-Louis, toujours à Bruxelles, en 1982. C’est là que j’ai rencontré mon époux, M. Odon Mudiayi. Ça fait donc plus de 38 ans que nous nous connaissons.
8. Vous êtes titulaire d’un diplôme en Droit de l’Université Catholique de Louvain, et d’une Licence post universitaire en Sciences Commerciales de l’Institut Catholique des Hautes Etudes Commerciales (ICHEC) à Bruxelles. Comment se sont passées vos études ?
Mme J. Mabunda : J’ai effectivement fait le Droit Commercial à Louvain-La-Neuve. Mes études ont été un moment heureux de découvertes, et de multiculture et se sont passées dans des conditions supportables, mais ça n’a pas toujours été facile d’être étudiante étrangère loin des siens.
9. Nous avons entendu parler du concours d’éloquence auquel vous avez participé, dans des circonstances quelque peu particulières… Racontez-nous, si vous le permettez.
Madame Mabunda Lioko : Bon, il faut savoir que je n’étais pas boursière à l’université. Aussi, à l’époque, mes parents étaient en difficulté financière. Je me suis donc retrouvée menacée d’expulsion du studio pour cause de retard de paiement. Il fallait absolument trouver une solution. Sur un coup de tête et dans l’urgence, je décide de me présenter à un concours d’éloquence au pied levé car il était bien rémunéré (5.000 FB à l’époque). Et je l’ai gagné, grâce, il est vrai, à des prédispositions verbales aiguisées en fac de droit, mais surtout sous la pression de payer mon loyer. Le thème en était : le rôle de la femme dans l’armée (sic !). Voilà, vous savez tout.
10. Evidemment, on ne présente plus votre carrière professionnelle et politique. Vous avez été, entre autres, la PREMIÈRE FEMME PRÉSIDENTE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE EN RDC.
Jeanine Mabunda : C’est bien le cas, et c’est un immense motif de fierté et d’espoir. Mon expérience est la preuve qu’une femme peut tout faire. Il faut saisir les opportunités, travailler dur et croire en ses chances de réussite ; même si je l’avoue, il a fallu travailler parfois dans un contexte de pression et parfois de violence sexiste. Il restera de cette expérience un immense respect pour les 1.500 fonctionnaires qui nous ont accompagnés ainsi que l’héritage de lois concrètes pour changer la vie : loi sur les handicapés (13 MM d’handicapés en RDC), loi Lokondo anti corruption, le projet de réforme du Code agricole, un secteur créateur d’emploi…
11. Vous avez occupé plusieurs postes de responsabilités au sein de l’Etat. Pêle-mêle, vous avez été ministre du Portefeuille, Directrice Exécutive du Fonds de Promotion de l’Industrie (FPI), Représentante personnelle du Président de la République pour la lutte contre les violences sexuelles et le recrutement d’enfants soldats… et en 2014, le magazine Jeune Afrique vous classe parmi les 50 femmes les plus influentes d’Afrique.
Jeanine Mabunda : Je suis au service de mon pays, quelle que soit la position que j’occupe, c’est mon seul et unique objectif. J’ai eu la chance de mettre ma pierre à l’édifice d’un Congo prospère et équitable, c’est pour moi un autre motif de fierté. Ce fut un grand honneur de figurer dans le classement de Jeune Afrique, mais également d’avoir reçu le prix « Better World Award » de la Fondation de Monaco, qui reconnaît les efforts réalisés en matière de lutte contre le recrutement d’enfants soldats et les violences sexuelles. J’ai aussi reçu le prix « Femme d’influence », qui m’a été décerné par l’organisation parisienne « Génération Femmes ».
12. Revenons rapidement si vous le permettez sur votre action contre les violences sexuelles faites aux femmes en République Démocratique du Congo. On se souvient particulièrement de la campagne “Brisez le silence” de 2015. Aujourd’hui en 2021, quel constat faites-vous sur ce problème ?
Honorable Jeanine Mabunda : En 2014, face au mauvais qualificatif de la RDC connue mondialement pour ses viols sur les femmes (notamment à cause des dénonciations légitimes du désormais prix Nobel Dr Mukwege), l’Etat Congolais a décidé de s’associer et d’impulser par un exemple d’en haut une condamnation publique des violences faites aux femmes. Portées par le soutien de diverses parties prenantes (UNFPA, UN-Women, Coopération bilatérale, Gouvernement) qui ont cru dans notre démarche, nous avons fait un plaidoyer auprès des groupes critiques comme l’armée congolaise, les cours et tribunaux congolais en vue de lutter contre l’impunité. Le constat était que les cas n’arrivent pas en justice à cause de la peur publique de dénoncer. Aussi, nous avons créé une ligne anonyme pour « brisez le silence » (NDLR : nom de la campagne mise en place). Beaucoup de victimes cachées derrière leur téléphone, dans un pays de plus de 20 millions d’abonnés en RDC, ont pu dénoncer leurs bourreaux afin que les poursuites soient enclenchées. Certes, nous avons connu des progrès avec des condamnations de hauts gradés militaires ou rebelles, mais l’étendue et la fragilité sécuritaire du pays exigent un effort et des moyens humains et financiers continus, pluriannuels ainsi qu’une parole et un comportement publics exemplaires des représentants de l’Etat en vue de bannir une fois pour toute ce fléau.
13. En mars dernier, vous participez à une conférence avec Madeleine Albright concernant les violences envers les femmes en politique. En étant la première femme à accéder à la présidence de l’Assemblée nationale en RDC, avez-vous eu à subir ces violences, qu’elles soient psychologiques ou physiques ?
Jeanine Mabunda : En effet, Mme Albright a lancé depuis 2016 une action de synergie avec des femmes en position de décision dans le monde, afin de justement aider les femmes qui “brisent” le plafond de verre à se solidariser, à se soutenir et à transmettre leurs leçons de vie professionnelle aux aspirantes leaders de la nouvelle génération. Je fais ici référence à la notion de “1ère femme” : 1ère femme députée, ministre, générale dans l’armée, directeur général de l’OMC, directeur général du FMI… Il faut savoir que le fait d’arriver dans des espaces traditionnellement réservés au genre masculin vous prédispose à être un produit “remarquable” mais “attaqué” en raison des barrières culturelles. Ces femmes font les frais d’une misogynie parfois directe, d’une violence physique ou verbale en raison de ce statut de “sexe faible” pour les décourager et les éloigner de ces “espaces réservés”. Il faut bien reconnaître que ce label de “1ère femme” comporte un certain prestige, mais il est surtout porteur d’une humilité et de la responsabilité à donner l’exemple. L’idéal étant de créer un leadership féminin responsable, équitable et plus tourné vers la majorité silencieuse que vers les luttes de pouvoir. Je garde un bon souvenir de ce que nous avons pu accomplir à l’Assemblée nationale, notamment des formations innovantes en leadership pour les députés de moins de 40 ans avec la coopération française ou britannique. Par exemple l’octroi de la présidence de 3 commissions parlementaires à des femmes, bastion masculin par excellence, dont la commission des droits de l’homme, d’une importance cruciale dans une démocratie “post-conflit”. Ou encore une loi en faveur de 13 millions de handicapés en RDC, et une loi anti-corruption dans un environnement politique assez dur et fermé à la femme. La preuve est que, lors de la formation des gouvernements, les listes des partis politiques omettent souvent de mentionner les femmes, sauf au ministère du Genre… En tant que femme, même si je suis au sommet, le défi reste énorme car on fait la présomption que vous êtes stupide, ou une “secrétaire surclassée” : ce ne sont pas nos mérites, mais la faveur d’un grand manitou d’un parti qui nous aurait “révélé”. Ce préjugé entraîne une forme de “hate speech” ou d’irrespect de certains hommes politiques, parfois des “collègues”. Heureusement, ils sont de moins en moins nombreux.
14. Mme Jeanine Mabunda, nous vous remercions infiniment d’avoir accepté notre invitation.
Merci à vous.
Pour en savoir plus sur Madame Jeannine Mabunda Lioko Mudiayi :
Biographie de Jeanine Mabunda sur femmesdinfluence.fr
Prix de l’Unfpa remis à madame Jeanine Mabunda
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