Christophe Bejach a réussi la prouesse de créer une compagnie aérienne française rentable pour ses actionnaires, ainsi que des fonds d’investissement !

Il nous parle de cette aventure rare dans les lignes ci-dessous.

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  1. Parlez-nous en quelques mots de votre formation ?

Christophe Bejach : Apres un bac scientifique passe en Seine-et-Marne, suivi de Math Sup / Math Spé au Lycée Saint Louis à Paris, j’ai intégré l’Institut Polytechnique de Grenoble (qui s’appelait à l’époque l’Institut National Polytechnique de Grenoble et s’appelle aujourd’hui Grenoble INP). J’ai terminé le cursus de l’Ensimag en 1986. Cette formation axée sur les maths me convenait bien, même si j’ai assez vite compris que le métier d’ingénieur ne me conviendrait pas. En matière scientifique, je préfère la théorie a la pratique. Et je préfère les sciences « pures » aux sciences de l’ingénieur. Pour autant, j’ai beaucoup d’admiration pour toutes les prouesses technologiques que, de manière générale, les ingénieurs ont accompli au cours des vingt dernières années et continuent d’accomplir chaque jour.

Je suis ensuite parti à Los Angeles dans le cadre de mes obligations militaires. Avec la disparition du service national obligatoire, c’est une chance que les jeunes diplômés n’ont plus. Je suis très heureux d’avoir pu partir près de deux ans au poste d’expansion économique du Consulat General de France a Los Angeles. J’ai pu y apprendre à bien parler anglais, ce qui a été déterminant dans la suite de ma carrière d’investisseur. Car, même encore de nos jours, les USA restent la première place financière, en taille bien sûr, mais aussi en terme d’innovation.

Ensuite, à mon retour des USA, je suis entré au Groupe HEC pour obtenir le diplôme de MBA. J’avais passé les examens d’admission avant de partir à Los Angeles. Il était encore possible à l’époque, pour un petit nombre d’élèves particulièrement motivés, de se faire admettre avec une expérience professionnelle encore limitée. C’est devenu virtuellement impossible. Pour moi, c’était une étape absolument indispensable dans la mesure ou je ne souhaitais pas exercer un métier d’ingénieur. Le projet a bien marché, puisque dès la sortie du MBA j’ai travaillé dans la finance. La formation généraliste du MBA d’HEC m’a permis à la fois de me réorienter comme je le souhaitais, et m’a servi d’accélérateur de carrière.

 

  1. Quels sont vos débuts dans le domaine professionnel ?

Christophe Bejach : Ma toute première expérience professionnelle a été déterminante. Comme tous les élèves-ingénieurs, à la fin de ma deuxième année, j’ai dû faire un stage d’été de deux mois. J’ai trouvé un stage dans la banlieue de Bordeaux, à une heure de voiture du Cap Ferret, ce qui était exactement mon objectif.

Malheureusement, le stage ne s’est, de mon point de vue, pas bien passé. Les objectifs de la mission ont été atteints (il s’agissait d’écrire un logiciel permettant à deux ordinateurs de deux services différents de communiquer). Mais coincé au milieu de la « guerre » qui existait entre ces deux services, perdu au milieu d’équipes d’ingénieurs tendus, sous pression, sans le moindre recul ni la moindre vision de ce à quoi ils participaient, soumis aux décisions d’une hiérarchie qui leur était inaccessible, et fondamentalement sans autre possibilité d’évolution personnelle que de quitter leur entreprise pour se faire embaucher ailleurs, je me suis dit qu’il était impossible pour moi de rejoindre leurs rangs durablement. C’est une vie dont je ne voulais tout simplement pas. Heureusement, ce qui a sauvé mon été a été la proximité du Cap Ferret, ou j’ai passé beaucoup de temps…

Tous les stages d’été ne se valent pas, et mon stage suivant, lorsque j’étais à HEC, fut tout aussi déterminant, cette fois-ci de manière positive. J’ai eu la chance de faire un mon stage dans l’un des tous premiers fonds de capital-développement français au moment de sa création. Ce fonds était une filiale commune des Caisses d’Epargne, de la Caisse des Dépôts et Consignations, ainsi que de Charterhouse et de la Financière Saint Dominique. Sa taille était de 300 millions de francs, ce qui en ferait un acteur insignifiant aujourd’hui, mais qui en 1990 le positionnait parmi les acteurs de poids. J’ai beaucoup aimé ce stage, qui s’est très bien passé, au point que l’équipe embryonnaire de fondateurs (moins de 5 personnes) m’a proposé de les rejoindre dès mon MBA en poche. Ce stage m’a permis de comprendre que j’aimais l’atmosphère très spécifique d’une entreprise en création, un peu aventureuse, un peu déstructurée mis portée par un projet commun, une envie partagée, que les petites structures me convenaient mieux que les grands groupes, et que le métier de l’investissement me plaisait beaucoup.

 

  1. Quelle est votre première expérience professionnelle marquante ?

Christophe Bejach : Ma première expérience professionnelle marquante a été mes années d’apprentissage du métier d’investisseur chez Euris, le groupe fonde par Jean-Charles Naouri. J’ai eu la chance d’y travailler sur un spectre très large de situations différentes, qui m’ont donné une forte exposition a l’ensemble des aspects de ce métier.

En effet, j’ai pu y travailler sur des investissements majoritaires comme minoritaires, en France, en Europe, aux USA ou en Asie, avec des tailles d’entreprises allant des start-ups ou sociétés de croissance voire aux grands groupes cotes, et le tout dans un contexte précis et rigoureux. J’y ai connu les problématiques spécifiques de sociétés en croissance ou en difficultés, des situations de croissance externe comme de déploiement interne.

Ces années exigeantes m’ont donné une formation solide, et au total j’ai eu beaucoup de chance de faire partie de l’équipe de J.C. Naouri et de bénéficier de son enseignement. Je lui suis très reconnaissant du parcours que j’ai pu faire dans son sillage.

 

4. Parlez-nous de votre expérience chez Rothschild ?

Christophe Bejach : Apres huit années chez Euris, j’ai souhaité évoluer différemment et, peut-être, avoir plus d’autonomie de décision. J’ai alors rejoint le groupe Edmond de Rothschild, au niveau de sa holding faîtière, avec pour mission de gérer cette dernière et d’en développer le portefeuille financier. Après quelques années, j’ai pu en intégrer le directoire.

SI les années Euris ont été des années de formation d’une certaine manière, mes douze années chez Edmond de Rothschild ont été des années de mise en œuvre, d’application et d’épanouissement professionnel.

Ce groupe à taille humaine était porteur d’une culture forte, et mettait en pratique les valeurs de la famille propriétaire. Groupe bancaire de gestion d’actifs, de courtage d’assurance et d’immobilier, il avait une place bien particulière sur ses marches notamment à travers la créativité dont faisaient preuve ses équipes. La dimension entrepreneuriale était très forte, et les équipes avaient la possibilité de concevoir et réaliser des projets, qui bénéficiaient du soutien du groupe, c’est-à-dire notamment de la puissance de sa marque, de sa base de clientèle, et de financements de démarrage. En cela, il était resté fidèle a l’état d’esprit de son fondateur, Edmond de Rothschild.

Collectivement, en dépit des différentes crises traversées par la planète finance en 2001 puis en 2007, nous avons obtenu d’excellentes performances, de surcroît dans une ambiance de travail plaisante.

Le groupe était à l’époque ouvert a bien des projets. Grace aux bons résultats enregistrés par la holding, j’ai eu l’occasion d’y créer des fonds de « private equity », les fonds ERES  et ERES II, qui existent toujours et enregistrent de bonnes performances. Mes successeurs, incluant certains membres de l’équipe initiale, ont même lance ERES III, auquel je souhaite succès et prospérité.

Durant ces années, j’ai même eu l’occasion de créer une compagnie aérienne, L’Avion, dont la mission était de relier Paris à New-York par des vols réguliers quotidiens entre Orly Sud été Newark, en ne proposant que des places « business class », mais à un prix très inferieur aux prix des classes affaires des compagnies traditionnelles.

 

  1. Création de la Compagnie aérienne « l’avion » en 2007 ? incroyable réussite !

Christophe Bejach : Soit nous avons eu beaucoup de chance, soit nous avons bien travaillé, soit les deux ! Certainement les deux d’ailleurs.

En effet, ce projet a bien fonctionné, et nos actionnaires ont obtenu une rentabilité tout à fait satisfaisante. En fait, ce projet a nécessité plus de trois années d’incubation par un petit groupe disparate d’individus incluant des passionnés de transport aérien, des voyages et… un financier.

Nous avons mis beaucoup de temps à nous convaincre, chiffres à l’appui, qu’il était possible de voyager entre Paris et New-York en classe affaires pour moins de 1500 euros aller-retour. Mais si nous n’avions pas pu nous en convaincre nous-mêmes, nous n’aurions convaincu personne. Il a fallu de longues analyses, des dizaines de versions différentes de « business plan » traduisant des choix différents d’avions, de motorisations, d’aménagements, de prix de vente des billets, de nombre de vols par semaine, et leurs différentes combinaisons. Nous avons eu une approche très quantitative dans un premier temps. Car nous savions que seuls des chiffres fiables, justifies, vérifiables, attractifs sans exagération, nous permettraient de lever les financements nécessaires.

Le transport aérien a la particularité de combiner les difficultés du voyage, de l’hôtellerie, de la restauration, et le tout dans un environnement hautement réglementé, avec des mises de fonds – et donc un risque financier – élevé. Par ailleurs, le secteur du transport aérien est souvent en crise, et les compagnies sont souvent déficitaires. Enfin, dans un pays ou l’opérateur historique détient des positions de marché fortes et solides, il paraissait donc très présomptueux de venir « mordiller les pieds des géants ».

Pourtant, à force de travail, d’analyses, d’astuces parfois, nous avons finalement mis sur pied un projet dont le risque était contrôlé, et dont toutes les hypothèses avaient été validées. Et nous sommes toujours fiers aujourd’hui de ne pas avoir dévié de notre course, en particulier en ce qui concerne les coûts d’exploitation ou les investissements. Nos estimations initiales n’ont pas été changées une fois confrontées à l’épreuve des faits.

Nous avons réussi à convaincre des investisseurs (généralement des personnes physiques, elles-mêmes entrepreneurs, et souvent clientes privées de Rothschild) de nous apporter 25 millions d’euros. Nous avons aussi réussi à convaincre un grand professionnel du secteur de prendre la direction opérationnelle de la société en lui présentant un projet « clé en main » rempli d’innovations, qu’il a très peu modifiée. Nous avons réussi à convaincre les autorités françaises et américaines de nous donner le droit de voler et de transporter des passagers. Nous avons fini par faire accepter à nos actionnaires la marque que nous avions choisie (L’Avion). Et enfin, nous avons convaincu des clients d’utiliser nos services.

Il s’est agi d’une remarquable aventure. Une aventure industrielle, financière, mais également humaine. Un financier a toujours tendance à tout résumer en chiffres, mais l’Avion allait bien au-delà des chiffres qui étaient présentés au conseil de surveillance que j’avais l’honneur de présider.

Le succès a vite été au rendez-vous. L’offre commerciale a rencontré son public, tant aux USA qu’en France. Peut-être plus aux USA d’ailleurs. Nous avons connu la croissance que nous avions anticipée, un peu plus ou un peu moins suivant les mois. Ce que nous n’avions pas anticipé, était la rapidité avec laquelle British Airways a pris contact avec nous en vue de nous racheter. Il était clair, dès l’origine, que nous vendrions la compagnie a un operateur au bout de quelques années. Cela faisait même partie de la thèse d’investissement décrite aux actionnaires. Mais, après un premier vol en Janvier 2007, fallait-il accepter de commencer à discuter avec British Airways des Octobre 2007 ?

En fait, la décision fut assez facile à prendre. J’avais passé l’été 2007 aux USA, ou j’avais vu les premiers effets dévastateurs de la crise des « subprime ». De plus, à l’époque, l’ensemble du secteur aérien connaissait un ralentissement des achats avances (« forward booking »), qui représentent un assez bon indicateur a 9 – 12 mois de l’évolution de l’économie. Il était donc tentant de se dire qu’il se passait quelque chose de grande ampleur, plutôt négatif, et qui aurait été de nature à compliquer et ralentir les efforts de développement d’une toute jeune compagnie encore fragile. Dans le même temps, l’Avion se portait bien, son assise financière était solide et saine (aucune dette), et la confiance des actionnaires était totale. Il n’y avait pas d’urgence à se précipiter dans les bras de British Airways, mais cela aurait été une faute de ne pas entamer de discussions. Finalement ces négociations ont abouti en juillet 2008 par la cession de la compagnie.

 

  1. Quelle était la flotte de la compagnie l’Avion ?

Christophe Bejach : Nous avions deux Boeing 757 avec des moteurs Pratt & Whitney. Ces avions étaient loués. Une petite start-up comme l’Avion n’avait pas les moyens d’acheter ses appareils. Elle n’avait d’ailleurs pas la moindre raison de le faire. Lorsque vous chercher à minimiser le plus possible les risques par ailleurs élevés que prennent vos actionnaires, il est inutile de mobiliser des fonds aussi importants simplement pour posséder des appareils dont seul l’usage vous intéresse.

Le modèle de la compagnie n’était pas de réaliser des profits par des opérations d’ingénierie financière autour des acquisitions d’avions, mais de démontrer la validité de son concept original.

La particularité de nos appareils était leur livrée : ils étaient d’une belle couleur violette, qui les rendaient très visibles dans les aéroports. En fait, nos avions étaient nos meilleurs vecteurs publicitaires quand vous pensez à la quantité de personnes qui sont susceptibles de les voir sur le tarmac. C’est aussi pour cela qu’il était écrit en gros sur nos avions « L’Avion Paris-New York ». Afin que leur rôle soit immédiatement compris par les clients potentiels.

Bien entendu, la décoration de l’Avion, sa marque ou ses aménagements intérieurs avaient fait l’objet de beaucoup d’études lors de la création du projet. Beaucoup d’études et beaucoup de calculs. Il faut rendre hommage à Boeing qui nous a énormément aidés à travers son département start-ups. Ils nous ont pris au sérieux (alors que nous étions juste un petit groupe de quelques personnes sans expérience du transport aérien, sans financement à l’époque, bref, juste une bande de zozos…), et ont accepté de faire pour nous de très nombreuses simulations, au gré des évolutions de nos idées.

 

  1. Quels sont vos projets Christophe ?

Christophe Bejach : Mes projets professionnels se matérialisent ces temps-ci autour de deux start-ups. L’une d’elle commercialise des produits et services industriels en Asie, l’autre est une pure société de services locaux, et son premier marché sera la France.

Elles sont financées par un groupe d’associés dont je fais partie, les business plans sont en cours de finalisation, quelques choix stratégiques restent à effectuer et le seront dans les prochaines semaines, mais elles sont prêtes pour leur grand lancement. L’une d’elles a déjà des recettes avant même d’être formellement lancée.

Inutile de dire que ces start-up ne sauraient exister hors de l’internet, qui permet une réduction des coûts et contribuent à limiter les investissements – et donc les risques financiers – de manière importante.

 

9.L’Evolution du web, comment l’imaginez-vous ?

Christophe Bejach : Ne me demandez pas de prophétie sur l’évolution des technologies !! Je doute que qui que ce soit puisse en faire.

Comme tout le monde j’observe avec émerveillement l’amélioration exponentielle des capacités des réseaux, le développement des communications satellitaires (ainsi que le développement de sociétés de « rupture » comme Space X qui les placent en orbite), la hausse constante des performances des processeurs. J’attends avec impatience les premiers développements significatifs des ordinateurs quantiques, qui pourraient représenter la prochaine rupture majeure pour le hardware (et pour les logiciels aussi car il faudra réinventer les techniques de programmation et de preuves de programmes), comme j’observe avec intérêt le développement des objets connectés et du big data. Ces domaines progressent à rythme soutenu, mais de manière incrémentale.

Les principaux facteurs qui soutiendront leur développement restent la créativité technique des ingénieurs, et l’appétit du marché pour plus de matériels et de services « high tech ». En revanche, les facteurs limitant seront probablement d’ordre réglementaire ou législatif, ainsi que liés à la disponibilité de l’énergie nécessaire a toutes ces technologies dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et de réchauffement climatique incontrôlé.

Le web a d’ores et déjà totalement changé nos vies, à la fois dans ses expressions les plus quotidiennes ou triviales, mais également de manière profonde. Ce sont les changements profonds, ceux de notre ordre social, auquel il faut prêter le plus d’attention.

Mais commençons par les changements de surface. Certaines évolutions ont magnifiquement amélioré nos existences. L’exemple des communications est probablement celui auquel nous sommes le plus confronte chaque jour. Les communications sont devenues quasi-gratuites et illimitées. L’éloignement des siens n’existe plus puisqu’en règle générale on peut communiquer et même se voir, gratuitement, à tout moment, au décalage horaire près. D’une certaine manière, les distances n’existent plus, ou moins.

Dans le monde des affaires, on peut aujourd’hui bien plus facilement trouver des fournisseurs, ou des clients, à l’autre bout de la planète. Tant que le monde aura à sa disposition suffisamment d’énergie pour permettre les déplacements physiques de marchandises ou de personnes, ce mouvement caractéristique de la mondialisation s’amplifiera. La question de l’énergie, toutefois, sera de plus en plus cruciale dans les années qui viennent, et pourra s’avérer limitante dans le développement des usages du Web, comme elle pourra s’avérer limitante dans notre actuel style de vie. Car l’influence du Web ne reste pas dans l’espace immatériel. Bien au contraire, les changements de surface les plus visibles interviennent, sous l’impulsion du web, dans le monde physique.

Prenez l’exemple de Youtube. Aujourd’hui, n’importe quelle personne peut connaître le succès pour ses chansons, ses vidéos, sur une échelle globale, s’il réussit à suffisamment bien flatter les algorithmes de référencement. Un minimum de talent est probablement toujours nécessaire, mais les facteurs de succès ont changé. Avoir une voix pour devenir un chanteur mondialement connu demeure nécessaire, mais ce n’est plus suffisant. Là ou il fallait un réseau de relations dans l’industrie, il faut aujourd’hui une bonne maîtrise des réseaux sociaux virtuels. Ce qui est bien plus à la portée de tous, et donne leur chance à tous. Il est incroyable de voir comme le Web a « ouvert le jeu » pour tous.

Les modèles économiques ont également changé : le Web favorise les modèles appelés « winner takes all ». Ce modèle économique qui voit le leader prendre une telle avance que les suiveurs ont beaucoup de mal à exister de manière significative, n’est pas nouveau. Il avait fait la fortune de Karajan par exemple, lors de l’apparition des 33 tours. Mais il tend à se répandre plus fréquemment dans le sillage du Web, dont l’économie générale me semble assez caractérisée par ce modèle.

Au-delà, de nombreuses entreprises ne pourraient pas exister ans le Net. Jamais l’Avion n’aurait pu exister si nous avions dû vendre tous les billets par des circuits de distribution traditionnels. Lorsque le prix de vente doit être contrôlé, la réduction du nombre d’intermédiaires est essentielle. Et le Net est clairement un très grand désintermédiateur. C’est la une de ses principales forces, et de ses principales causes de succès. Je doute que ce mouvement de désintermédiation se ralentisse. Je suis également très frappé de la création de ces « neobanques », qui mériteraient des heures de discussion entre nous, et dont le développement met en lumière des « trous » dans les services ou comportements offerts par les banques traditionnelles.

Le Net a également révolutionné les approches marketing et commerciales. Je ne reviens pas sur les nouvelles méthodes liées aux réseaux sociaux, que tout le monde observe et pratique. Je voudrais juste faire une observation, qui tient à nouveau aux distances. Le Net a changé la topologie de notre planète. Aujourd’hui, grâce au Web, on est à la même distance de chacun de ses interlocuteurs. Cela ouvre de grandes possibilités pour le commerce, bien entendu, mais également cela permet à chacun de séparer son lieu d’habitation de ses obligations professionnelles, du moins dans une certaine mesure.

Beaucoup de changements sont aujourd’hui visibles et bien présents à l’esprit de tous : Voyager (avions, trains, hôtels), faire ses courses, se localiser ou chercher des itinéraires, gérer son agenda, aller au spectacle, échanger avec ses amis, interagir avec sa banque, toutes ces actions sont désormais médiatisées par le Web, nous en faisons tous l’expérience multi-quotidienne. Mais d’autres changements sont plus diffus, et moins visibles. Ils n’en sont pas moins structurants, voire encore plus essentiels, car ils font évoluer des piliers de nos sociétés.

Mon exemple préféré est celui des assurances. Avec le « big data » et le partage plus ou moins contrôlé des données personnelles, on sent poindre l’apparitions d’assurances dont les primes seront plus ou moins chères selon le profil personnel des assures. Jusque-là, on peut se dire que c’est une bonne chose, puisque les profils à faible risque paieront moins cher, ce qui est conforme à la logique financière assurantielle, et sympathique pour les personnes concernées. Ceci étant, sans s’en rendre compte, et de manière insidieuse, on réduit le rôle redistributif de l’assurance. Auparavant, avec des primes indifférenciées, ceux que la chance avait favorisé d’une bonne santé payaient aussi pour ceux qui avaient eu moins de chance. Il y avait là une redistribution un peu masquée mais très réelle, et constitutive d’un des fondements d’un équilibre social juste. Rien n’est encore fait, et rien n’est définitif. Mais cet exemple permet de souligner à quel points les changements les plus fondamentaux ne sont pas forcément ceux que l’on voit le mieux.  Les changements de surface révolutionnent la vie quotidienne. Les changements plus profonds, indirects et induits, changent nos sociétés, dans leurs structures et fondements.

La révolution du Net est tellement profonde qu’il est impossible de prévoir ses évolutions, ni ses conséquences. On en oubliera toujours. On sera toujours surpris. Ce qui se passe ne résulte pas d’un « master plan » issu des esprits d’intelligences supérieures, qui serait peut-être prévisible, mais à toutes les caractéristiques des phénomènes dits « émergents ».

Si l’on reste sur les changements « de surface », de nouveaux métiers sont apparus, vous les connaissez mieux que moi. Il est très frappant de constater que plusieurs des plus grandes entreprises mondiales, par exemple en terme de capitalisation boursière, ou même en termes de chiffres d’affaires, sont liées au Net, que ce soit pour vendre des services ou de l’équipement. Cela n’est pas sans rappeler ce qui s’était passe il y a 100 ans avec le développement simultané de l’électricité et de l’automobile. L’histoire se répète, semblable dans ses principes et différente dans ses modalités.

C’est un signe de maturité du Net : nous sommes sortis de la période ou seuls les vendeurs de « pelles et de pioches » font fortune pendant la ruée vers l’or. Le Net me semble avoir atteint son âge de raison.

Les évolutions d’un Web arrive à maturité mais toujours en phase de forte évolution seront déterminées probablement par les évolutions législatives et réglementaires. Quelles utilisations des données personnelles ? Jusqu’où pousser l’interconnexion des objets et leur contrôle à distance ? Quelles sont les limites à fixer à l’automatisation des taches ? Ou fixer le seuil à partir duquel une présence ou intervention humain demeurent impérative ? On voit bien que nous sommes a la lisière de la technologie, de la science, de la sociologie, voire de la philosophie. C’est donc un sjet éminemment politique. Il n’existe pas de réponse binaire, juste ou fausse. Il n’y sera d’ailleurs probablement pas apporté de réponse non ambiguë avant relativement longtemps. On procédera probablement par essais et erreurs pendant longtemps jusqu’à ce qu’une vision majoritaire se dégage et finisse par s’imposer ou être imposée. L’une des grandes difficultés vient de ce que le Web est mondial, alors que les lois et règlements sont locaux. Comme pour le climat, et comme pour beaucoup des grandes questions auxquelles nous sommes confrontés en ce début de XXIe siècle, les sujets les plus importants sont mondiaux, et l’absence d’instance mondialisée de gouvernance efficace n’aide pas à les résoudre – si tant est que nous ayons des solutions à proposer en ce moment.

Il est clair que nous touchons-la à des éléments fondamentaux, et qu’il ne s’agit plus seulement de mettre au point des outils qui rendent la vie plus pratique, mais que chemin faisant la somme de ces capacités d’amélioration a la possibilité de modifier en profondeur nos façons de vivre et la manière dont nos sociétés s’organisent. Continuons de parler de ces changements, qui ne sont pas « de surface ». L’un des sujets les plus en vogue pour le moment est lié à l’intelligence artificielle, et à toutes les craintes ou fantasmes qu’elle suscite. Et le sujet s’étend jusqu’aux discours sur une nouvelle humanité « augmentée », connectée, aux capacités potentiellement très supérieures à celles de l’humanité actuelle. En ce qui concerne l’intelligence artificielle, beaucoup de bêtises ont, me semble-t-il, été dites ou écrites sur le sujet. Les machines n’ont pas encore de « bon sens », ni de capacité de prédiction. Les progrès de ces dix dernières années dans le « deep learning » ouvrent des fenêtres intéressantes, et sont remarquables. La reconnaissance de forme, d’images, de texte, de voix a aujourd’hui des performances brillantes, et sont utilisées quotidiennement par les Google ou Facebook qui ont beaucoup contribue à leurs avancées. Nous attendons tous les véhicules autonomes, que les réseaux convolutifs devraient également permettre de finir de mettre au point – si les lois et réglementations réussissent à suivre le mouvement a la même vitesse. Mais les « capacités cognitives » de ces algorithmes et des cartes graphiques qui les supportent restent inférieures à celles d’un enfant de huit mois. Ce ne sont pas les capacités de calcul qui nous manquent, mais plutôt le savoir théorique qui nous permettrait de comprendre comment les humains ou les animaux réussissent à apprendre si efficacement principalement par l’observation. En tout cas, ces développements sont fascinants, méritent d’être poursuivis ou amplifiés, et sont encore très loin de représenter à ce jour une menace comme les séries a succès ou la science-fiction nous les dépeignent régulièrement. La menace, s’il y en a une, mais je préfère parler d’une nécessité de vigilance, réside plutôt dans les insuffisances de contrôle des données et de leurs utilisations. C’est sans nul doute le point sur lequel des efforts doivent se porter de manière rapide.

 

 

Merci Christophe.

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